« Le patriarcat bande mou. Quelque chose est pourri au royaume de la flaque, les indices et les symptômes croissent et se multiplient. A se regarder jouir de son impunité, le mâle alpha n’a pas vu surgir l’obsolescence de ses propres attributs et fonctions symboliques. »
Extrait de « Le crépuscule des guignols, in Mes biens chères sœurs« , Chloé Delaume.
Le 23 novembre, 150 000 personnes défilaient en France pour manifester contre les violences faites aux femmes. Début novembre, Adèle Haenel livrait un témoignage bouleversant d’intelligence sur les agressions sexuelles dont elle a été victime, à peine adolescente, de la part d’un réalisateur. Elle y dénonçait, par une parole solidaire d’une grande justesse, un système d’omerta, d’injustice et d’impunité. Elle défendait la nécessité de relire notre culture collective à la lumière de ces révélations et de ne plus en faire abstraction dans notre rapport au monde et dans la perception que nous en avons. Le 8 novembre, une douzième victime de Roman Polanski dénonçait le viol commis par le réalisateur, la plupart de ses victimes étaient mineures au moment des faits.
Dans le même temps, on s’insurge, on hurle à la censure, on juge celles qui dénoncent trop tard, qui refusent de porter plainte, qui voudraient sûrement gagner en argent ou en notoriété, on scinde l’homme et l’artiste, le pédocriminel et l’œuvre, mais Polanski c’est Dreyfus !, on instrumentalise l’antisémitisme et on se scandalise des femmes manifestant devant des cinémas. Et la liberté d’expression, alors ? Un vieillard cacochyme, figure épuisée et dérisoire du patriarche et de l’intellectuel français, venait nous expliquer à nouveau que la première victime, bien qu’âgée de 13 ans, faisait plus vieille. Elle était même pubère et avait un petit ami. On pouvait par conséquent la violer, lui faire prendre de la drogue et la sodomiser ? Si ça se trouve, elle n’était même pas vierge, cette lolita tentatrice, face à l’homme adulte et puissant, victime de la séduction de cette enfant perverse. Victime au moins douze fois donc. C’est le même qui ironise, fort de sa supposée puissance intellectuelle et de son omniprésence médiatique, avec un discours pourtant plus digne d’un pilier de bar aviné que d’un héritier des Lumières – : « Violez, violez, violez. Je dis aux hommes : violez les femmes. D’ailleurs, je viole la mienne tous les soirs. Mais tous les soirs ! Elle en a marre, elle en a marre. » On pond des articles sur la bien-pensance, sur le retour à l’ordre moral, sur la pudibonderie. Si on ne peut plus respecter et admirer des artistes violeurs d’enfants et financer leurs productions en allant voir leurs films, où va-t-on ? Point d’inquiétude, le film réalise des entrées records, les crimes pédocriminels c’est atroce, mais en théorie seulement. Le boycott n’est pourtant pas la censure, et c’est un puissant outil politique. J’accuse, de Roman Polanski, a été projeté la semaine de sa sortie dans 545 salles. De quelle censure parle-t-on ? On a vu des censures plus violentes.
Le patriarcat expire, il bande mou, mais dans un dernier souffle rageur, ses représentants acharnés tentent de reprendre leurs droits. On ne peut plus rien dire, clament-t-il, alors qu’ils accaparent l’espace médiatique, bouffis de suffisance et de testostérone. Oh si ! on peut toujours dire, et même les pires horreurs : on n’entend qu’eux. La différence aujourd’hui, c’est qu’on leur répond. Ils ne portent plus la parole d’évangile, on déconstruit leur pensée courte et leur libido de mâles dominants. Ca leur est insupportable, ces femelles ingrates qui ne restent plus muettes face à leur toute-puissance et leur verge molle.
Le milieu de la photographie, hautement progressiste, cultivé, ouvert, serait-il exempt de ces derniers relents de misogynie ? Non… et ça fait mal aux entournures.
Alors donc que cette grande manifestation se préparait, que la sororité s’apprêtait à s’exprimer dans les villes de France, certains de nos confrères n’y ont pas tenu. Les femmes du milieu de la photographie ont pris la parole, notamment avec notre collectif, et elles gagnent du terrain, prennent leur juste place, font reconnaître leur talent, leurs droits, leur pluralité, elles analysent, fortes de soutiens institutionnels et accompagnées de militantes, de sociologues, d’intellectuelles, de commissaires d’expositions, d’historiennes et d’un réseau d’intelligence et d’institutions et de photographes à l’international. Certains semblent avoir du mal à le supporter.
Florilège :
L’inénarrable Marc Lenot, auteur du blog Lunettes Rouges, qui ne manque pas de se targuer de son « énorme » audience comme d’insulter ses contradictrices (toutes des « idiotes ») sur les réseaux sociaux avant que de supprimer leurs commentaires, continue à distribuer sans relâche des bons et des mauvais points de féminisme. Il n’a pas hésité une seconde à s’emparer des études de Marie Docher (les chiffres, à ce moment, trouvaient grâce à ses yeux) pour les utiliser lors d’une conférence à Paris et la remercier de le faire réfléchir. Nonobstant depuis quelques mois, trouvant l’intéressée sûrement trop présente (peut-être avait-elle gagné en audience ?), il ne manquait pas de l’insulter copieusement (ainsi que de nombreuses autres contradictrices) quand elle eût le tort de n’être pas d’accord, outrage insupportable, avec son approche biaisée de l’œuvre de Berthe Morisot. Puis de la bloquer sur les réseaux sociaux, comme il le fait pour tous ses contradicteurs sans exception ainsi que le photographe Bogdan Smith ou le blogueur photo Sadreddine Arezki. ll conserve uniquement les hommes qui lui ressemblent. Il déclare même cette semaine, sur Facebook, dans les commentaires sous un article du Monde, consacré à la « censure » que subirait Polanski, qu’il partage : « Inquiet devant la montée des censures, et las des vaines polémiques, je bloque désormais quiconque défend la censure ». Sans commentaire, nous laissons cette citation à l’appréciation de nos lecteurs.
Petit règlement de compte de cours de récréation ? Dans l’un de ses derniers papiers, il joue le jeu de la comparaison (monter les femmes les unes contre les autres étant un des exercices favoris du patriarcat, faut-il le rappeler), évoquant la revue danoise de photographie Katalog :
« Le cahier spécial est consacré aux femmes photographes dans le contexte du mouvement Fast Forward (dont le comité de direction de dix personnes a l’intelligence rare de comprendre un homme). Anna Fox qui dirige ce projet et qui est intervenue au dernier Paris Photo, en aborde de manière très documentée le contexte historique récent, et les questions délicates de la définition des spécificités de la photographie féminine (l’existence d’un « female gaze », Girl on Girl, la « panty photography ») ainsi que la nécessité de sortir des frontières occidentales, d’aborder aussi les questions de race et de couleur (en ne se limitant pas comme trop souvent aux femmes blanches) et d’envisager l’intersectionnalité. Cet exposé remarquable (pourquoi trouve-t-on si peu de textes de cette envergure sous des plumes françaises, lesquelles, de ce que j’ai lu, n’approfondissent guère ces questions, préférant trop souvent faire des comptages et des pétitions ?) ».
Marc Lenot semble avoir la mémoire bien sélective, les « plumes » françaises certes comptent et lancent des « pétitions » (efficaces, il faut le reconnaître, puisque la lettre ouverte au directeur des Rencontres d’Arles, signée par plus de 500 personnalités de la photographie, a porté ses fruits), mais elles font bien d’autres choses. Accordons-lui le bénéfice du doute plutôt que de le soupçonner de malhonnêteté intellectuelle alors que nous l’avons contrarié. Peut-être est-il mal renseigné quant à nos analyses, nos études, nos débats ou encore nos engagements avec des photographes racisé.es ? Nos études, nos débats, etc. sont pourtant à disposition pour qui veut en prendre effectivement connaissance. Le collectif LaPartDesFemmes salue, par ailleurs, le travail d’Anna Fox et de son équipe, comme il avait d’ailleurs incité les organisateurs de Paris Photo à la convier ainsi que Anna-Alix Koffi.
Pascal Therme quant à lui, dans un texte ampoulé et extatique sur les photographies réalisées par Nicolas Comment en résidence à Deauville, décrète que « cet objet n’est pas réductible aux commentaires de surface, idéologiques de type féministe ». En toute modestie, il qualifie son propre texte d’analytique et sémiologique. Mais n’est pas Roland Barthes ou Pierre Fresnault-Desruelle qui veut. Le voilà donc qui convoque (en vrac) Wim Wenders, Rodolphe Burger, Bach, Melville, Resnais, Hoffmann, Goethe, le Nouveau Roman, Duras, Robbe-Grillet, Debord et les Situationnistes. Rien que ça.
Pourtant, sur les images, une femme à demi-nue à la plastique impeccablement lisse et aux talons vertigineux, semble fuir quelque danger lorsqu’elle ne pose pas en lapin ébloui et effarouché, imper largement ouvert (ah, la femme qui s’offre et se refuse), devant les phares d’une vieille bagnole américaine. Soit. Encore la vieille rengaine de la femme proie et offerte, bandante, et du photographe tout de même un peu prédateur qui joue à la poupée. Fallait-il se draper dans autant de références littéraires, musicales ou cinématographiques ― accessoirement quasiment toutes masculines ―pour justifier un travail somme toute assez creux et déjà vu et revu ?
N’est-ce pas cette iconographie, usée jusqu’à la corde, de la femme objet, des relations hommes-femmes, du désir, de ce bon vieux rapport de domination, qui reste quelque peu à la surface ?
Mais ne nous arrêtons pas là aux commentaires de surface (sic). N’est-ce pas cette iconographie, usée jusqu’à la corde, de la femme objet, des relations hommes-femmes, du désir, de ce bon vieux rapport de domination, qui reste quelque peu à la surface ? Ce vernis pétri de références qui tente, presque désespérement, de donner une légitimité à la série, ne fait guère illusion…
Ne criez pas à la censure ! Libre à vous de vous extasier sur des images pourtant d’une grande banalité si on les contextualise dans la longue tradition de la représentation dominante de la femme-objet, dans l’histoire de la photographie, du cinéma ou de la publicité (activités que certains ne semblent pratiquer ou apprécier que pour que les femmes y retirent leur culotte). Libre à vous d’y trouver des réjouissances masturbatoires, mais de grâce, assumez-les, épargnez-nous les théories fumeuses et laissez tranquilles les situationnistes…
Fabien Ribéry quant à lui, nous gratifie d’un texte sobrement intitulé « Sharon Stone ne porte pas de culotte, par Vincent Delbrouck, artiste iconoclaste » (décidément). Vladimir Poutine y côtoie une vulve (nous restons perplexes quant au rapprochement), et la subversion de l’artiste semble résider dans des collages de fragments de corps de femmes. Vous prendrez bien du gîte ou de l’entrecôte ? Mais quelle force de subversion !
Le point d’acmé du texte : « Il est capable de beaucoup, on le craint, on le fuit, mais on le désire secrètement, parce que ses giclures sont des dons de vie. C’est un païen, un hérésiarque, la terreur délicieuse des pensionnats de jeunes filles. » En pleine affaire Polanski, quel sens de l’à-propos… les jeunes filles dans leur pensionnat ne rêvent-elles pas bien-sûr que de phallus et de giclures ? Encore des lolitas perverses. (Envie d’ajouter : « Roman, give me five ! »)
« Pourquoi un cul a-t-il tant de pouvoir ? » s’interroge l’auteur… C’est à lui que nous retournons la question.
Enfin, après la grande manifestation du 23 novembre, nous avons vu sur les réseaux sociaux certains photographes s’émouvoir de s’être fait interdire des prises de vue dans une infime partie du cortège, non mixte, car réservée à des manifestantes victimes de traumas lourds suite à des violences, auxquelles les organisateurs avaient garanti un espace de sécurité.
Scandale, n’en appelaient-ils pas à leur droit d’informer, héritiers d’Albert Londres et chantres de la liberté de la presse. L’enjeu de la manifestation pour eux se réduit alors à pénétrer cet espace réservé, à refuser une barrière qui leur est posée. Des corps de femmes dans l’espace public n’étaient pas à disposition de leurs appareils ? Le mâle souffre. Il est brimé. Qu’est donc la douleur de ces femmes au regard de leurs énormes difficultés ?
Derrière le paravent de leurs réflexions prétendument profondes et référencées, les hommes dont nous parlons ont une vision atrocement réduite du monde, de l’histoire de l’art et des femmes. Qu’ils arrêtent de crier à la censure quand c’est eux qui tentent de nous faire taire et de passer sous silence nos analyses et nos interprétations, qui monopolisent et confisquent la parole et qui tentent de justifier leurs positions réactionnaires en nous accusant de bien pensance. Nous défendons la liberté et la variété de création, justement, quand ils voudraient en garder le monopole. Ils prennent des chemins bien tortueux pour cela. Qu’ils nous épargnent leur mépris intellectuel et leur sentiment de supériorité virile : le manque d’ouverture, de culture et de curiosité est de leur côté.
Qu’ils acceptent qu’on les contredise et de n’être plus la seule voix audible. Le monde culturel dans son ensemble aurait pourtant tout à gagner d’accepter d’évoluer, de se remettre en question, et de laisser l’esprit critique s’exercer par-delà le discours dominant. Car la culture, l’art, perdent toutes leurs fonctions s’ils restent à son service.
Pour citer une dernière fois Chloé Delaume : ça sent le fauve, il est temps d’aérer.
Rosa Baum
Mes bien chères sœurs, Chloé Delaume, 2019
13.50 € TTC – 132 pages – EAN 9782021347111