Peut-on dénoncer la prédation sexuelle au moyen de photographies qui en témoignent ?
Questions soulevées par l’exploitation d’une photographie diffusée sur le site de l’émission de France Inter, Affaires Sensibles, consacrée à David Hamilton, et mise en ligne le 28 août 2024.
Par Ingrid Milhaud, Iconographe, co-autrice du livre “Le portrait de presse au prisme des dominations“
C’est une excellente nouvelle, en 2024, les femmes ne se font plus -immédiatement- traiter de « menteuses » ou de « vipères » par des journalistes du secteur de la photo, lorsqu’elles parlent des méthodes et agissements du prédateur sexuel et photographe David Hamilton, accusé en 2016 de viols et d’agressions sexuelles par Flavie Flament et d’autres femmes qui avaient posé pour lui adolescentes, et qui s’est suicidé peu après ces révélations.
La mauvaise nouvelle, c’est que les questions que soulèvent, à l’ère #MeToo, la publication de photographies de cibles/victimes de prédateurs sexuels ne sont traitées ni dans le débat public, ni par les professionnel·les de l’image, ou trop insuffisamment. Alors même qu’elles sont utilisées dans l’intention de dénoncer les faits, en rendant visibles des situations de prédation sexuelle, l’exploitation de ces photographies peut parfois aller à contresens du but recherché.
Depuis plusieurs jours en effet, sur les réseaux sociaux, c’est un profond malaise qui m’envahit à chaque fois que surgit au gré des partages de liens la photographie qui sert d’appel à l’émission Affaires Sensibles, consacrée au prédateur sexuel David Hamilton.
Que voit-on sur cette photographie ?
La légende de la photo en noir et blanc nous apprend qu’elle a été prise en 1979, sur le tournage du film Laura, les ombres de l’été. On y voit Dawn Dunlap, actrice – qui a 16 ans depuis un mois seulement au moment de cette prise de vue et de la réalisation du film -, David Hamilton, 56 ans, réalisateur du film pour lequel la jeune fille a été recrutée, et l’acteur James Mitchell, dont le rôle est celui d’un homme de 45 ans qui séduit la jeune fille.
La photographie est signée Serge Assier et le crédit indique qu’elle est diffusée et donc commercialisée par l’agence Getty images, qui redistribue les photographies des agences Gamma-Rapho.
L’actrice, vêtue d’un justaucorps de danseuse est au centre de la composition et prise en étau entre les corps plus grands et plus corpulents des deux hommes, qui sont eux en tenues citadines. Les gestes de l’actrice n’indiquent pas son assentiment, mais au contraire une résistance : son bras droit indique en effet une tentative de tenir éloignée David Hamilton. Son poignet gauche est quant à lui tenu par l’acteur James Mitchell qui la (re)tient. L’expression du visage de la jeune fille n’indique aucun désir ni joie, mais une forme d’obéissance face à la situation imposée.
Le choix iconographique de France Inter de publier cette photo se comprend aisément : cette archive documente visuellement la relation de prédation sexuelle que David Hamilton a entretenue avec les jeunes filles qu’il exploitait dans son travail dit artistique. Elle en est un témoignage édifiant. Et donc, la publier puisqu’elle est disponible et commercialisée dans une agence photo, et qu’elle va permettre d’appuyer les propos qui sont dénoncés, semble être une évidence iconographique.
Il y a quelques années encore, j’aurais pu dans mon travail d’iconographe publier cette photo, considérant la force du témoignage qu’elle représente. Pourtant, aujourd’hui, son utilisation me heurte profondément et je sais que je ne pourrais plus défendre un tel choix.
Pourquoi ?
Son utilisation, dans l’absolu, et ici sur les RS comme « image d’appel » soulève en effet d’emblée des questions sur la place à accorder à cette archive, et donc pose la question de sa valeur documentaire, et par ricochet du statut des personnes qu’elle représente.
L’insuffisance de contexte et l’absence d’éditorialisation
Sous la photo sont publiées en légende et mention de crédit les informations suivantes : :
« David Hamilton lors du tournage du film ‘Laura Moore’ avec la jeune actrice Dawn Dunlap et James Mitchell en juin 1979 à Saint-Tropez ©Getty – Serge ASSIER/Gamma-Rapho ».
Aucun contexte plus large, information, analyse ou commentaire ne sont apportés. Est-il possible de rester seulement factuel, ici, et de ne pas aller au delà des informations fournies par l’agence photo ? Car cette même image prend des sens différents en fonction du contexte d’exploitation qui peuvent influer sur sa perception et réception, et des dispositions et positions de chacun·es face au sujet de la prédation sexuelle.
Aujourd’hui associée à Affaires Sensibles, dans une émission qui dénonce les agissements de David Hamilton, son interprétation va faire pencher du côté de l’empathie pour la cible/victime. Mais cette même photo, cette même actrice et cette même situation de rapport dissymétrique peuvent aussi être reçues, – que ce soit sur le site d’Affaires sensibles comme ailleurs, dans d’autres contextes -, par des #MeTooSceptiques qui n’ont que faire des dénonciations, comme la représentation du fantasme ultime.
Publier cette photographie sans éditorialiser sa légende, et de surcroît entretenir un flou poétique avec le titre « David Hamilton, chasseur de jeunes filles en fleurs », c’est non seulement laisser toute latitude à des interprétations qui n’ont pas lieu d’être, c’est en autoriser d’emblée les commentaires pénibles, mais c’est aussi nier que cette photographie et son contenu constituent une partie du problème dans le système de violence et de domination patriarcale, et non un outil de dénonciation ou une preuve à l’appui.
Ne pas adjoindre une légende à ce sujet, la montrer sans un accompagnement spécifique, miser sur l’implicite et les bons sentiments des auditeurices, c’est estimer que tout le monde a compris la prédation sexuelle et les rapports de domination, que tout le monde serait du côté des victimes et des cibles : or ce n’est pas le cas.
Quid du droit à l’image ?
Se pose également la question du droit à l’image, d’autant que l’actrice était mineure et âgée de 16 ans au moment de la prise de vue. Et celle de son accord pour l’utilisation de cette archive, d’une façon générale, et d’autant plus dans ce cas précis, s’agissant d’une émission qui dénonce les agissements du prédateur sexuel. Par ailleurs, la finalité d’exploitation du document a évolué au fil du temps : la photo se destinait à documenter le tournage d’un film, et à présent, la prédation sexuelle sur mineure.
L’accord de l’actrice – éventuellement recueilli – au moment de la prise de vue en 1979 peut-il être encore valable 44 ans après la réalisation des photos, et alors que le cadre de leur utilisation n’a plus rien à voir avec celui initialement prévu?
Contrairement à d’autres actrices ou personnalités mineures qui se sont exprimées sur les rapports inégalitaires et les situations de prédation dont elle ont pu être l’objet : Brooke Shields, Flavie Flament, qui a fait éclater l’affaire Hamilton, Vanessa Springora dans son livre Le Consentement, Judith Godrèche, qui porte le combat depuis plusieurs mois, l’actrice Dawn Dunlap a quant à elle, comme c’est le cas de la majorité des victimes, disparu des radars de l’industrie du cinéma et ne porte pas de parole publique sur le sujet de la prédation sexuelle. Sa fiche Wikipédia mentionne seulement quelques lignes à propos de sa vie de famille et de son rôle dans le film d’Hamilton, et précise qu’elle a abandonné le cinéma en 1985, soit à 22 ans.
Pourtant, cette photo est exploitée, sans que la question de son droit à l’image ne soit posée, ni que son assentiment soit mentionné par le média. Il n’est certes pas d’usage de rendre publiques ce type de démarches, qu’elles soient réalisées ou pas. Et c’est une pratique tolérée de ne pas solliciter l’accord de chaque personne identifiable sur une photographie avant publication, et de laisser une place pour chaque situation à l’appréciation des professionnels de la photo. Mais solliciter l’autorisation de Dawn Dunlap, est absolument à questionner, ici.
Dawn Dunlop, une actrice sans histoire et sans voix?
Les victimes ayant pris la parole et les journalistes travaillant sur le sujet des violences sexistes et sexuelles sont unanimes quant aux conditions de recueil de leur parole : les cibles et victimes ne peuvent être poussées ou obligées à témoigner si elles n’y sont pas prêtes, mais bien au contraire lorsqu’elles l’ont décidé. Ce point est abondamment souligné dans l’émission même d’Affaires Sensibles, par différent·es journalistes.
Mais ici, s’agissant d’une photo, on s’affranchit de ces précautions. Par ailleurs, en exploitant cette archive en appel de l’émission, Dawn Dunlap est implicitement considérée comme une victime, puisque traitée médiatiquement comme telle, sans que cette information soit vérifiée, son témoignage faisant défaut. La photographie qui la représente, en étant maintes fois partagée, l’érige pourtant en symbole de la prédation du système Hamilton. Et ce, alors que nous ne savons rien de ce que pense l’actrice ni ce qu’elle a vécu, pas plus que nous ne savons si elle souhaite s’exprimer sur le sujet, ce qu’elle n’a pas fait jusque-là, ni si elle a été sollicitée pour cela par Affaires Sensibles. L’écoute de l’émission ne nous apporte pas plus d’informations sur Dawn Dunlap ni la photographie de Serge Assier. Nous ne savons pas plus, si tout simplement elle se considère comme une cible ou une victime, ou aucun des deux. Rien ne permet de savoir si l’ utilisation de ces archives la concernant la touche ni comment.
Le silence perdure. Et l’exploitation de l’image de l’actrice aussi, qui, après avoir été utilisée pour servir le système de domination patriarcal, est recrutée à présent au service des dénonciations des violences qu’il produit.
Le point de vue et l’intention du photographe
L’iconographie des sujets en lien avec les systèmes d’oppression ouvre invariablement son lot de questions : que faire des photographies qui ont nourri et contribué à maintenir un système de prédation, et qui sont souvent, les plus nombreuses, et les plus accessibles ? Et à partir de là : comment exploiter les documents visuels produits et quelles précautions sont à prendre pour que leur utilisation ne reconduise pas le système de domination dénoncé ?
Ici, à moins de l’interroger, nous ne pouvons pas connaître l’intention du photographe, mais rien ne permet d’affirmer ou supposer que Serge Assier cherche à dénoncer les conduites violentes de David Hamilton. La construction de la photo, par son point de vue, sa composition, le moment mis en scène et capté – David Hamilton visiblement très content de lui pendant que la jeune fille s’inquiète et semble vouloir s’échapper – nous place en spectateur qui observe la scène. Ce sentiment est d’autant plus fort que le traitement esthétique : noir et blanc doux à l’opposé d’un traitement inquiétant ou dramatique, jeune fille au centre de l’attention qui résiste, sans les inquiéter, aux deux hommes qui l’entourent, ne nous encourage pas à agir mais à suivre la déroulement, et place ainsi les spectateurices en complicité. Le photographe ne nous plonge en effet pas immédiatement au cœur d’un drame, d’un abus, car il ne l’a pas vu ni capté. Ainsi, on assiste avec lui aux désirs de son metteur en scène, David Hamilton, que cela plaise ou mette mal à l’aise.
Une diffusion et une commercialisation sans restriction
Cette photographie est par ailleurs diffusée par Getty Images. Cette agence de photographie professionnelle commercialise des photographies et tout internaute peut, sans accès particulier ou mot de passe comme c’est le cas d’autres agences, accéder aux photographies de la base de données. La commercialisation de cette photographie, tout comme son accessibilité et l’absence de restrictions pour son usage posent des questions éthiques et légales.
Ce n’est pas la première fois qu’une telle question est soulevée. En 2021, la direction de l’agence de photographie Magnum avait en effet été interpellée par l’activiste Benjamin Chesterton. Il demandait à l’agence de cesser de diffuser et commercialiser des photographies de mineur·es en situation de prédation sexuelle1. Ce fut le cas également lors du procès intenté et gagné par Eva Ionesco contre sa mère, la photographe Irina Ionesco, en 2012. Le verdict a permis de mettre fin au “commerce et à la diffusion de ces images pédophiles2”. Irina avait en effet réalisé des clichés de sa fille, et ce depuis ses 4 ans, qui l’érigeaient en “modèle érotique3”.
Partager et faire de chacun·e un·e complice
Enfin, utiliser cette photographie pour communiquer, au-delà de toutes les réserves qui ont été énoncées, c’est, consciemment ou pas, nier Dawn Dunlap, mais aussi toutes celles qui se sont retrouvées dans des situations identiques, puisque même lorsque les violences sont enfin reconnues, leur image peut encore et toujours leur échapper et être mises à disposition pour servir de nouvelles intentions.
La force visuelle d’interpellation de cette photographie va contribuer à générer de nombreux clics et des partages, qui font de la diffusion massive de cette photographie l’affaire de toutes celles et tous ceux qui en partagent ce lien. Euphémisant la responsabilité du média dans son choix d’utiliser cette photographie dans cette position sur le site de la radio, et alors qu’il faudrait, pour la publier, prendre au contraire mille précautions et choisir un cadre qui n’exposerait pas aussi brutalement l’actrice.
Le risque est également de faire perdurer la banalisation de l’exploitation des femmes, de leur corps et de leurs douleurs – que celles-ci soient réelles ou supposées -, à des fins commerciales, sous couvert d’informations et de dénonciation les concernant.
Pourtant, comme nous l’avons vu, les informations apportées par cette photo ne sont absolument pas déterminantes, puisqu’ insuffisamment creusées et documentées, et son utilisation est en conséquence, ici, gratuite.
Cette photo ne peut par ailleurs pas dénoncer puisqu’elle est une partie du problème, par le point de vue qu’elle défend, par son mode de diffusion et commercialisation, faute de l’assentiment de l’actrice, et enfin parce que sa valeur documentaire, en l’absence du témoignage de l’actrice, est trop faible pour cela. Le risque, enfin, au-delà de la silenciation de l’actrice, et d’une exposition non sollicitée, est de créer à partir de ce document un symbole creux.