Vue sur le salon du Monde

Le 16 novembre 2018, le rédacteur en chef culture du journal Le Monde a publié une chronique intitulée : « Tout ira mieux quand une artiste aura le droit d’être aussi mauvaise qu’un homme ». Nous l’avons lue et commentée.

Michel Guerrin est rédacteur en chef au journal Le Monde en charge de la culture et se fend d’un texte un peu fourre-tout où l’on passe de la musique à la photographie, duféminisme essentialiste à l’opinion de salon. C’est un comportement coutumier : des personnes normalement sensées et intelligentes sont subitement capables de perdre tout esprit critique et de mobiliser n’importe quel argument fallacieux dès qu’il s’agit des femmes.

Donc, à n’en pas douter, Michel Guerrin est mécontent de la tournure que prennent les choses, il est même « gêné ». En effet, le Ministère de la Culture a mis en place une feuille de route égalité Femmes/Hommes ambitieuse et contraignante. En amenant le débat au cœur du plus grand salon de photographie au monde, la délégation à la photographie du ministère et Paris Photo ont osé un pari qui aura atteint en partie ses objectifs : en incitant les galeries à montrer des travaux de femmes mis en valeur dans le parcours Elles x Paris Photo et en organisant un colloque, la question de la part des femmes dans la photographie était enfin débattue dans tous les coins et recoins du Grand Palais et bien au-delà. Elle continue de l’être, la preuve : sollicitée depuis des années par des artistes et des militantes, même la rédaction du Monde, qui faisait l’autruche, a enfin écrit sur le sujet. 

Le titre de l’article est délicieux : « Tout ira mieux quand une artiste aura le droit d’être aussi mauvaise qu’un homme ». L’auteur fait visiblement référence à Françoise Giroud affirmant de façon provocante en 1983 dans ce même journal :  « La femme serait vraiment l’égale de l’homme le jour où, à un poste important, on désignerait une femme incompétente. » Mais voilà, n’est pas Giroud qui veut et les propos du journaliste sont une insulte faite aux femmes. Qu’elles s’émeuvent d’expositions presqu’exclusivement masculines et voici les commissaires, les institutions, les festivals qui sortent leur joker : le talent ! Rien ne compte que le talent et si les femmes ne font pas partie de l’expo/marché/collection, c’est bien parce qu’elles n’en ont pas, du talent. Donc que désigne  ce « Tout (qui) ira mieux » quand nous serons aussi mauvaises qu’un homme ? On l’ignore. Michel Guerrin ne nous en dit rien. Que les femmes arrêtent de travailler dix fois plus que leurs confrères pour que leur dossier arrive sur la table d’un décideur et « ça » va s’arranger tout seul. Brillante idée !

Une fois le titre posé et pour faciliter son argumentaire manichéen, le journaliste organise son terrain en deux camps dont on devine lequel a sa préférence : le sien, celui des vieux, des anciens, des sages, des gardiens du temple, en somme. Il y aurait une fracture générationnelle pour savoir comment « corriger le tir » entre le pourcentage de femmes diplômées d’écoles d’art (60%) et leur présence dans les expositions (20%). On comprend plus loin qu’il s’agit des incitations à l’égalité. Les vieux seraient contre, les jeunes pour. De quel sondage/étude serait issu(e) ce constat ? On ne sait toujours pas. Cette fracture générationnelle est inepte. Certains estimeraient même, selon le journaliste, que « seuls les quotas pourraient changer la donne ». Pour travailler sur le sujet du sexisme dans l’art depuis un moment, nous ne connaissons personne qui pense ainsi et c’est jeter facilement un discrédit sur celles qui s’emploient précisément à mettre à jour la complexité du problème et à imaginer des méthodes pour tenter de le résoudre. Sur ce sujet l’âge n’est certainement pas la ligne de démarcation. Celle-ci se situerait plutôt dans une zone confortable où conformisme, sexisme et pouvoir plombent la réflexion et le travail. 

« “Le talent n’a pas de genre”, répètent à l’envi les opposants aux quotas. En premier lieu “des créatrices consacrées” », nous dit le journaliste. Il faut comprendre le présupposé de l’auteur : les créatrices qui sont en faveur des contraintes sont médiocres et militent pour une place qu’au fond elles ne méritent pas. Pour bien connaître ces questions, ainsi que des artistes « consacrées », on ne peut que regretter que Michel Guerrin ne s’informe pas, ne lise pas et fasse simplement état de ses conversations de salons parisiens dans un confortable entre-soi. Nous voyons bien de quelles artistes il veut parler, et sans remettre en question leur travail, pouvons-nous au point où nous en sommes évoquer le coût de l’entrée et du maintien dans les mondes de l’art pour les femmes et le poids du patrimoine culturel et financier ou est-ce « gênant » ? 

Ce qui est gênant c’est que l’auteur vante « les mesures volontaristes (qui) tendent vers l’égalité » aux Etats-Unis et en Scandinavie et pointe le retard de la France, tout en se positionnant contre ces mêmes mesures. On patauge. Il faut dire que nous sommes dans un pays et un secteur professionnel où ni le directeur d’un des plus grands festivals de photographie mondial ni le rédacteur en chef du Monde n’estiment pertinent et nécessaire de répondre aux lettres de protestations justifiées et argumentées des principales concernées.

Ce qui est gênant n’est pas que la commissaire de Elles x Paris Photo, Fannie Escoulen, pense que des artistes femmes portent des sujets que n’abordent pas ou très rarement les hommes. Ce qui est gênant, et même singulièrement insultant, c’est de ne pas l’avoir rencontrée, de ne pas avoir assisté au colloque qu’elle a organisé et de parler de « posture stupide ». Quand on donne des leçons de féminisme, il faut s’assurer auparavant de ne pas être soi-même un chantre du sexisme. Cette chronique éveille de sérieux soupçons. S’il avait assisté à cette journée, Michel Guerrin aurait-il ouvert les yeux et publiquement évoqué sa prise de conscience de contribuer à un système discriminant comme l’ont fait son confrère d’Art Press et des historiens de la photographie ?

Ce qui est gênant, c’est que le rédacteur en chef d’un journal comme Le Monde tente de mettre à mal sans argument construit et étayé des initiatives, des politiques qui peuvent desserrer l’étau qui étouffe les femmes et la production artistique en général.

Ce qui est aussi gênant, c’est de soudainement encenser une femme qu’il nous dit féministe. « C’est quand on a cru que les femmes étaient différentes, qu’on leur a ôté pouvoir et autorité. » Ou encore : « Proclamer sa différence, c’est perdre en égalité ». Ces deux citations sont censées régler le sujet puisque c’est une femme qui le dit ! Encore faut-il la comprendre et la citer au bon moment pour le bon sujet. 

Seulement voilà, ce que les photographes femmes sont venues défendre sur la scène de Paris Photo n’est pas la revendication de leur différence socialement construite, mais bel et bien la fin de la confiscation des moyens, symboliques, institutionnels et financiers par une minorité souvent aveugle à ses privilèges. 

L’article ignore les chiffres et les études. Les travaux des chercheur·es, des artistes, la feuille de route égalité du ministère tout comme l’égalité femme/homme grande cause nationale du quinquennat sont évacuées en deux phrases. Non, le problème, et c’est en intertitre gras, c’est que « le débat devient impossible. » D’expérience encore récente, c’est une phrase choyée par celles et ceux qui n’aiment pas se poser de questions qui nuiraient à leurs privilèges.

Lorsque la lettre au directeur des Rencontres d’Arles écrite par le collectif #LaPartDesFemmes est parue en septembre dans LibérationLe Monde ayant refusé de la publier, un directeur de festival ici, un photographe là, donnaient leur avis en refusant tout débat construit et argumenté avec leurs consœurs et concluaient toujours par : « On ne peut plus rien dire. » Bien sûr que si, mais répéter en boucle des opinions conservatrices n’a jamais fait avancer aucun débat.

Ce qui est gênant, c’est l’incohérence de la conclusion. Voici que l’auteur revient à la musique , nous montrant une fois de plus qu’il ne sait rien des études sur ces sujets, et nous parle de femmes de 30 à 40 ans, jeunes donc, qui se situeraient « hors l’opposition des sexes ». Aucun mantra du sexisme en milieu tempéré ne nous sera ici épargné. En introduction, c’étaient les jeunes qui voulaient des quotas. On se perd. D’où ça sort, de quelle étude, qui sont-elles ? Pourquoi, comment ? On ne sait toujours pas. Ah si, c’est la féministe dont il nous conseille l’urgente lecture qui l’écrit. Cette manie d’instrumentaliser le discours de femmes pour justifier ses aprioris sexistes… et de ne rien proposer pour nous sortir par le haut de ce pétrin !

« Elle réfute les communautarismes, notamment sur le genre » se réjouit-il. Réfléchir et agir pour plus d’égalité des chances, pour ne pas perpétuer ce gâchis de talents serait nous enfermer dans des identités et des cultures de repli ? Sérieusement ? On peut parler du « communautarisme » de ceux qui se réservent 80% des ressources publiques dans l’art et ailleurs ou on continue de faire semblant de penser que tout ça est « naturel » et dans « l’ordre des choses » ?

Il aurait été tellement plus pertinent, puisque nous sommes dans le domaine de la culture, de lire et citer des personnes compétentes comme les historiennes de l’art Abigail Solomon Godeau ou Fabienne Dumont, les commissaires d’expo Pascale OboloJulie CrennCeline KoppEtienne Bernard ou Isabelle Alfonsi, les sociologues Marie BuscattoAlain QueminVera LeonMathilde Provansal et tant d’autres.

Vouloir la part qui nous revient n’est pas déclarer la guerre des sexes, mais simplement réclamer une juste répartition des moyens, la fin d’une discrimination. Est-ce si difficile à comprendre ?

Marie Docher pour le collectif #LaPartDesFemmes

Précédemment publié le 18 novembre 2018 sur Mediapart

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