© Godelive Kabena Kasangati
J’ai toujours l’impression de ne pas être celle qu’il fallait que je sois.
L’IMPRESSION, 2019

Dans sa chronique pour Le Monde, Michel Guerrin se demande, non sans provocation : “un Blanc peut-il photographier un Noir ?”. Pourtant, il nous semble plus pertinent et surtout plus urgent de nous demander : un.e noir.e peut-il ou elle photographier un.e noir.e ?

C’est une question qui se pose quand on observe le travail de veille réalisée par une iconographe qui nous a contactées en 2020. Elle a réalisé des statistiques sur la couverture des mouvements antiracistes, liés à l’après Georges Floyd, à Black Lives Matter et à Génération Adama, et s’est intéressée aux photographies publiées dans les plus grands quotidiens et magazines nationaux (Libé, Le Parisien, Le Monde, Le Figaro, L’Humanité, Marianne…).

Le résultat est sans appel. Sur la période de la mi-mai à juin 2020, sur les photographes ayant réalisés les images de ces évènements (couvertures et portfolios), moins de 5% sont des personnes « perçues comme noires ». Et seule une personne est une femme « perçue comme noire ». (Nous avons repris la méthodologie du CSA dans le “baromètre de la diversité”.)

Sur la question du genre, il est intéressant de noter que plus de 88 % de ces photographes sont des hommes. Ce qui vient confirmer les chiffres produits dans la presse française par LaPartdesFemmes. La crise sanitaire a d’ailleurs creusé cet écart puisque, pour exemple, en novembre 2020, 91% des photographies des grands quotidiens étaient faites par des hommes, très majoritairement “perçus comme blancs”. 

Selon Eva Doumbia, metteuse en scène et membre du collectif Décoloniser les Arts, et d’après un rapport de l’INED, 30 % de la population française est constituée d’immigré.es (ou natifs d’un Dom) et pourtant ils.elles sont une infime minorité à pouvoir prendre la parole. Et ce même quand ils.elles sont les premiers concerné.es par un mouvement historique.

Pour la chercheuse Magali Nayrac, « la mal-représentation ainsi que la sous-représentation des immigrés et des minorités dans les médias français est un constat largement et régulièrement avéré par la recherche depuis plus de vingt ans ». Pourtant, pour l’industrie photographique, cela ne semble pas un problème.

Ce qui inquiète plus, c’est l’article titré : Non-Black photographers need to step aside and let Black people tell their own stories. It’s the most helpful thing they can do, du photographe afro-américain Gioncarlo Valentine, qui a généré un grand nombre de réactions outrées chez les photographes français.es.  

Dans son article, Valentine rappelle le fait que les représentations des personnes noires comme sauvages, brutes, participent largement à la façon dont les personnes noires sont brutalisées et traitées aujourd’hui. Pour lui, les mouvements antiracistes de l’année 2020 sont une occasion unique pour les photographes noir.es de reprendre le pouvoir sur leur narration. Il explique qu’un grand nombre de médias américains n’ont pas toujours su profiter de cette occasion, et ont très souvent embauché principalement des photographes blancs. Sauf que ces choix éditoriaux ont des conséquences directes sur la vie des personnes photographiées : ainsi, par exemple, Valentine explique que la plupart des photographes blancs, non directement concernés, et dont le but est avant tout de créer des images spectaculaires, ont souvent publié des images sans flouter certains visages, mettant en danger les personnes représentées.

Et c’est la même problématique dans les médias français, comme l’analyse le critique d’art Sadreddine Arezki dans 9Lives: « Les photographes reporters présents sur place sont là pour produire des images qui seront vendues aux journaux et médias, Il faut nourrir la boucle commerciale et fournir des images qui attirent l’attention. Or, le plus souvent, ce sont les images dont nous avons déjà les codes en tête qui vont attirer notre regard. Tout semble concourir à la reconduction perpétuelle de certains codes visuels déshumanisants et ce en totale contradiction avec les louables objectifs de ces mêmes manifestations ».

L’urgence est là : bousculer nos représentations, dépasser les clichés exotiques, réducteurs, post-coloniaux, et cela ne peut se faire sans donner la parole aussi aux artistes concerné.es.

Mais dans le pays de l’universalisme abstrait, les statistiques ethniques sont interdites, le racisme est minimisé, nié, excusé (et ce d’autant plus dans le monde des arts) puisque « la race n’existe pas » . C’est ainsi que Michel Guerrin (dont nous avons déjà commenté la peu convaincante « leçon de féminisme » ) se demande : “un blanc peut-il photographier un noir ?”. Dans son article, il évoque l’appropriation culturelle, les « dérives » venant des Etats-Unis, et commente :  « la complexité (est une) valeur en baisse dans le débat décolonial ». Pour lui la problématique principale reste la crainte qu’un blanc ne puisse plus photographier un noir, inversant le rapport de force pourtant déjà bien établi.

Mais Michel Guerrin se questionne moins sur la probabilité qu’un un.e noir.e puisse photographier un.e blanc.he, ou tout simplement porter un regard sur sa propre communauté. Il relègue la question aux « moyens économiques » manquants dans les pays “des Sud”, en oubliant que les personnes non blanches existent également dans l’Hexagone.

C’est la même peur d’une  « dictature des minorités » qui faisait écrire à Jacques Henric un édito particulièrement réactionnaire, ou l’essentiel de la presse de droite dure qui s’insurge contre le « racisme de la pensée antiraciste » ou le « séparatisme » chez certains artistes, chercheurs et chercheuses. L’argument est posé, « on ne peut plus rien dire », en tant qu’homme blanc hétérosexuel d’un certain milieu social. Même quand les statistiques et les sciences sociales montrent l’inverse.

Dans un article sur le film Détroit de Kathryn Bigelow, la réalisatrice Isabelle Boni-Claverie explique : « dire que “l’histoire des Noirs” devrait ou ne pourrait être racontée que par les Noirs me semble dangereux ». Avoir la même couleur de peau que son sujet n’est pas nécessairement un attribut de « légitimité ou de pertinence ». Mais elle ajoute également : « en France, au nom de l’universalisme, on trouve normal de parler des autres, de filmer les autres, sans se rendre compte que ce sont presque toujours exclusivement les Blancs qui parlent et qui filment. Ils le font d’ailleurs la plupart du temps sans même questionner d’où ils s’expriment, ni comment leur parole sera reçue par ceux dont ils parlent. ».

Le problème n’est pas de filmer les autres ou de parler des autres. Le problème, c’est que ce sont toujours les mêmes qui filment, qui parlent, qui photographient. Le problème, c’est de parler sans cesse à leur place.

Et quand on lit dans Polka dans un récent édito que « le talent n’a pas de couleur » (comme d’autres affirment “le talent n’a pas de genre”, et autres variantes du colorblindness) il y a comme un oubli, ou plutôt un déni, celui du rapport de force établi aujourd’hui, et de l’ensemble des facteurs socio-historiques qui font qu’il est assez rare que des descendant.e.s d’immigré.e.s aient voix au chapitre.

En photo comme dans tous les arts, certains aiment « parler pour », « libérer la parole », « rendre leur dignité à », mais on ne se demande rarement  si ces minorités veulent ou peuvent aussi s’exprimer sur des sujets qui les concernent. On se questionne rarement sur l’absurdité de voir, dans les musées et les institutions, des artistes occidentaux, qui ont pour sujet des personnes noires, nord-africaines, asiatiques – et pour seules personnes racisé.es les vigiles ou les femmes de ménage.

« Il n’est plus possible de parler de nous sans nous. Il faut nous laisser parler de ces sujets. Il n’est plus possible de dire « voilà, venez voir ce que nous avons fait sur vous ». 

Pascale Obolo, Dans la vidéo d’une interview accordée à Marie Docher

Il ne s’agit pas de cantonner la possibilité de s’exprimer aux seules personnes potentiellement concernées par tel ou tel événement ou phénomène politico-social. Il s’agit de s’interroger sur le droit et l’accessibilité à la parole, et de contribuer à créer les conditions de l’avènement de cette diversité des points de vue. L’homme blanc hétérosexuel de plus de cinquante ans est une espèce loin d’être en voie de disparition. C’est même son omniprésence qui empêche l’émergence de toute autre voix qui serait aussi voire plus légitime que la sienne.  

Les acteurs du monde des arts et de la photographie se croient plus ouverts que les autres sphères de la société, comme si le secteur culturel était un un îlot séparé du reste du monde, épargné par le racisme systémique. Il a fallu attendre le mouvements des Gilets Jaunes pour que la majorité des français.es prenne conscience des violences policières que d’autres dénoncent depuis des décennies.

On peut se demander combien de temps il faudra au monde culturel pour comprendre qu’il existe bien un racisme systémique dans le monde des arts. Un racisme qui n’est certes pas (toujours) frontal, mais qui passe par une invisibilisation, une exotisation, une façon de catégoriser certaines problématiques comme « universelles », et d’autres comme « minoritaires ». Un racisme structurel et diffus qui passe aussi par le fait de ne pas permettre aux descendant.es des anciennes colonies de se ré-approprier leur histoire. Ou encore par le fait d’affirmer, comme le faisait Jean-Michel Blanquer, que les « thèses intersectionnelles sont le terreau d’une vision du monde qui converge avec les intérêts des islamistes ».

Pendant ce temps, heureusement, des médias plus jeunes, moins traditionnels, semblent saisir les enjeux de notre époque, et se saisissent souvent des podcasts ou des réseaux sociaux pour faire exister des voix qui sont invisibilisées par ailleurs. Comme le magazine Gaze, ou le site web Manifesto XXI,  ils laissent la part belle à une approche féministe, intersectionnelle, et mettent en avant des récits qui reflètent la diversité et la richesse de la société française. Gageons que cela en inspire d’autres.

Selma Bey pour LaPartDesFemmes

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