Par Marie Docher, photographe, membre du collectif LaPartDesFemmes
Fin septembre 2021, j’ai été invitée par Arrêt sur Images à présenter les premiers résultats d’une étude menée par le collectif LaPartDesFemmes sur les portraits photographique de presse. Je vous invite à regarder l’émission car elle a été suffisamment intéressante pour que les abonné·es en demandent la mise en ligne gratuite. Nous y analysons un milliers de portraits réalisés pour la « der de Libé » et « l’invité » de Télérama. A cette date, plus de 85% des portraits de Libé étaient réalisés par des hommes, 93 % pour Télérama. Ce chiffre stagne depuis des années, augmente parfois, ne baisse jamais à l’exception notable d’août 2021 où un dossier intitulé « sexe, l’été sera chaud » était commandé à la photographe Marie Rouge et à elle seule, fort heureusement. Oui, nous avons repéré quelques biais de représentations liés au genre des photographes qui ne sauraient persister avec un peu de conscience et de bonne volonté. Not all photographers, mais quand même.
85% DES PORTRAITS DE LA ‘DER DE LIBÉ » RÉALISÉS PAR DES HOMMES, 93 % POUR « L’INVITÉ » DE TELERAMA.
Nous en étions à la rédaction de l’étude lorsqu’un lecteur de Libé nous mit la puce à l’oreille fin janvier : il y aurait beaucoup plus de femmes photographes depuis quelques temps. Allons bon ! Incrédules, car nous savons les résistances des rédactions photo au changement : « les choses ne sont pas faciles », nous jetons un rapide coup d’œil et voyons qu’effectivement, en janvier 2022, 51 % des portraits étaient bien réalisés par des femmes. Du jamais vu ! Mais pour être certaines de l’impact de l’émission, il faut mobiliser du temps, reprendre nos comptages depuis novembre 2020, nos tableaux, et recommencer : copie d’écran, indexation, feuille Excel et hop, noms, prénoms, genre,… ce sont deux soirées pleines de travail fastidieux qui y passent parce que nous savons qu’il faut toujours justifier ce que nous avançons sinon un petit malin viendra dire : « Oui mais il y a une erreur à la ligne 5 sur 1000 et donc votre étude est pourrie. » D’expérience de femmes, vous pouvez nous croire, c’est toujours le cas.
EN FEVRIER 2022, L’ÉGALITÉ EST FAITE POUR LA « DER DE LIBÉ ».
Donc puisqu’il faut prouver encore et encore ce que nous savons après plus de huit années de travail, voici des chiffres (c’est lassant, oui, nous le savons bien, nous aimerions faire autre chose) : en janvier 2021, 84, puis 88 %. Septembre approche avec ses 80 % et là, BAM : Arrêt sur Images est en ligne et dès octobre ça bascule : 68, 64, 68 % . En janvier 2022, du jamais vu : 59 % des commandes sont passées à des femmes et en février on peut parler d’égalité. Ah ben dites !!!! Ça s’appelle une victoire ça, un succès, un pic, une révolution !!!! Et puis nous voyons apparaître de nouveaux noms et nous réjouissons même si certaines nous ont pissé dans les bottes l’année dernière en publiant des posts « est ce que je suis choisie pour mon travail ou parce que je suis une femme ? » (les dégâts de la domination sont incommensurables), immédiatement likés par les plus réactionnaires de nos confrères, ou ont critiqué nos méthodes qui ont fait plus d’une fois leurs preuves.
On vous rappelle le nouvel équilibre des Rencontres d’Arles ou c’est déjà oublié ? A l’heure où j’écris, je suis dans le hall F de l’aéroport de Vienne et j’ai encore au cœur les nombreuses félicitations enthousiastes des commissaires et photographes européennes que j’ai rencontré à Foto Wien lors d’une discussion sur nos méthodes de travail.
Quand je pense que le responsable de la photo d’une grande institution m’a dit récemment que les femmes photographes, artistes, leurs corps, toussa, eh bien c’était dépassé, que ce n’était plus un sujet ! « Allons donc ! lui ai-je répondu, c’était quand ce grand moment que nous n’avons pas vu passer ? » Le mystère reste entier à ce jour. Si Cécilia Alemani, la commissaire de la prochaine biennale de Venise a sélectionné plus de 80 % de femmes, c’est sûrement pour faire sa maline. Allez savoir.
C’est comme ces portraits que je suis en train de réaliser pour la grande commande photo de la BnF. Je travaille sur les femmes qui aiment au féminin, homosexuelles, lesbiennes,… et nous parlons d’amour, de ce que les débats sur le « mariage pour tous » ont fait à nos vies, il y a à peine 10 ans. La plupart des hétéros me disent que ce n’est plus un sujet, que ça va maintenant, que « les choses ont changé ». C’était quand le moment où nos vies sont devenues fluides, où les gamines ne se font plus harceler sur les réseaux sociaux, où celles du nord de Paris n’auraient pas à se mobiliser pour organiser des « prides de banlieue » et celles de l’académie de Versailles à se planquer pour exister ? Les 80 femmes de tous âges et origines avec qui j’ai parlé depuis janvier n’ont pas l’impression que « oh ça va, c’est bon, les choses ont changées». Les « choses » qui changent c’est parce que nous les faisons changer, collectivement et il faudra un jour élever un monument à toutes celles qui rassemblent des archives dans des appartements privés à défaut de lieu public, de celles qui œuvrent silencieusement, bénévolement, pour que les histoires de celles qui nous ont précédées ne soient pas effacées. Nous avons à peine le temps de sortir du placard que nous sommes expédiées dans les armoires d’une histoire qui n’a même pas eu le temps d’être écrite et dont ils et elles se contre foutent de toute façon.
Revenons à nos résultats. Quand nous avons constaté que plus de femmes pouvaient enfin travailler pour libé, nous nous sommes dit : « Il y en a bien une qui va nous dire merci cœur avec les doigts. Libé et Télérama vont bien nous féliciter pour cet énorme travail qui les fait évoluer» Ben non. Nada.
Alors que les choses soient claires, nous ne faisons pas tout ce travail pour recevoir des roses mais nous en avons un peu raz le museau d’entendre, de lire : « Oui, les «choses avancent ». Non, les choses n’ont pas de petites jambes pour avancer tranquillement sur le chemin rectiligne qui mènerait miraculeusement et naturellement à un monde ouvert et divers. Les « choses », ce sont des vies, des carrières, des représentations, et « si elles bougent » c’est parce que dans notre collectif il y a des femmes qui, sans bénéfice aucun, se coltinent les problèmes, les pensent, les font évoluer.
C’est bien un système fou qui veut que les femmes soient invisibles pour rendre les femmes visibles. Nous avons dû essuyer d’indignes attaques, menaces de procès par des hommes fragilisés par une question simple : « où sont les femmes dans vos festivals ? » Nous avons écrit, développé des arguments, des outils, des savoirs que nous avons transmis gratuitement. Et tout ce travail a été fait en plus de nos métiers respectifs qui sont tous précaires.
Alors, à mon avis, ça mériterait un merci, et c’est pas grand chose, croyez moi, comparé à tout ce travail, tout ce qu’elles ont lu, pensé, conceptualisé, tous les liens qu’elles ont créé pour que « les choses changent ».
La société, malgré ce que nous disent des oiseaux de malheur, veut plus d’égalité, de diversité, d’inclusivité. Il existe dans ce pays une somme impressionnante de talents, de solidarités, d’intelligences, de créativités. Je participe à de nombreuses rencontres, échanges passionnants et suis toujours frappée de l’absence totale d’hommes qui se disent pourtant passionnés par l’image, la photo. La dernière rencontre à l’école des Beaux arts de Nantes organisée par le centre Claude Cahun est l’exception qui confirme la règle : il était frappant de voir que des hommes participaient en nombre à la discussion sans la mobiliser.
La photo étant un outil puissant de changement, nous nourrissons nos expériences et regards, assistons à des tables rondes où des femmes noires et blanches écrivent, pensent la société, proposent des voix innovantes et je suis frappée par l’absence totale, je dis bien totale, d’hommes blancs. Rien ne les intéresserait donc qu’eux ?
Chiffres posés, notre étude s’attache aux questions de comment on représente et pourquoi. Il y a beaucoup d’aspects à travailler et le réequilibrage en der de Libé ne va pas suffire. Quand nous lisons sur les réseaux les récits de ceux qui créent des images nous nous disons qu’il va falloir beaucoup de réflexion pour se défaire d’une imagerie toxique.
Ah, au fait, Télérama n’a pas changé d’un iota sa politique de commande. C’est un boulot de bonhomme, un point c’est tout.
Et nous, nous nous demandons pourquoi les médias nationaux, tous concernés par ces problématiques de représentation qui sont leur quotidien, ne parlent pas des travaux que nous menons depuis huit ans ni des avancées.